Depuis quelques mois, je mène, un peu par hasard, une enquête sociale auprès des jeunes de 20/21 ans. Des sujets comme moi, qui ont une situation familiale stable, une santé solide, un peu d'argent des parents ; des gens qui sortent de prépa pour aller directement à la case "grande école parisienne" ; bref, des gens brillants et chanceux, qui s'apprêtent à vivre le moment le plus cool de leur vie. Du moins, c'est ce qu'affirment tous les autres.
Eh bien, j'ai constaté une chose étonnante : ils ont la trouille!
Pas une vague anticipation du genre: "tu crois que les gens vont être sympas en école, et que je vais pouvoir rester avec mes amis? Qu'est-ce que je vais faire comme spécialisation? C'est dur, le permis de conduire?". Non non.
Plutôt une trouille viscérale (j'en veux pour preuve l'état de mon foie, entre autres viscères, après quelques années de cette période de ma vie). Une angoisse à rendre Baudelaire jaloux. Des miquettes du diable.
PEURPrenons trois sujets d'étude.
Sujet A (F, 20 ans, 0A) m'a pleuré dans les bras pendant des heures, déplorant son admission dans l'école la plus prestigieuse qu'elle ait envisagée après trois ans de prépa. Son interprétation avisée : "je me voyais plutôt aller dans l'école #2, c'est ça qui était prévu, je ne veux pas aller dans l'école #1." Tout ceci mêlé à la culpabilité d'avoir réussi sans le vouloir là où d'autres vivaient pour ça et ont échoué. Arrosé d'un peu d'alcool.
Sujet P (H, 20 ans, 1A), destabilisé par une proposition indécente d'une femme mûre de 23 ans, a concentré en un discours d'une demi-minute toute une série d'arguments qui devaient être très pertinents pour lui et qui ressemblent pour moi à d'affreux clichés raccornis : "je ne suis pas prêt à m'engager, d'ailleurs j'ai envie de profiter de la vie en école, en plus tu t'embêterais avec moi, et puis que dirait Machin? enfin y a la différence d'âge, sans parler de la distance [
NDA : 20' en voiture, sachant que chacun est muni d'un permis et d'une voiture] ... et puis, ça fait longtemps, je sais plus faire."
Sujet F (H, 21 ans, 2A), parfaitement sobre, m'a avoué qu'il regrettait de ne pas arriver à pleurer de temps en temps. Et pourtant, il en avait gros. Suivre des cours de deuxième année, ok ; participer à des assos, volontiers ; gagner un peu d'argent de poche, pas trop compliqué ; trouver un stage, ça ira ; organiser des projets extra-scolaires, cap'! Mais tout ça à la fois..
Mamaaaan, où es-tu?J'ai mon avis bien senti sur chacun des trois, et je connais leurs circonstances atténuantes (ils en ont, comme nous tous). Mais ce qui me frappe, outre la formulation de leurs arguments,
qui sont bien de leur âge,
dirais-je si j'étais une femme mûre de 33 ans, c'est que le fond du problème est le même pour tous : ils ont la trouille de se voir débarqués brutalement dans un monde d'adultes, après les rails de la prépa et de la vie chez papa-maman. Dans la vraie vie, un rail, c'est planant, dangereux, et ça peut vous envoyer à la case prison pour trois tours de dix ans. Et chez papa-maman, il y a la machine à laver (et dans quelques années, la baby sitter d'urgence).
Ce qui me frappe encore plus droit dans la face, c'est que tout ce qu'ils me disent, je l'ai dit aussi dans les trois dernières années. Toutes les semaines, j'ai eu le vertige en constatant que j'étais deux fois plus
expérimentée que la semaine, le mois, le semestre d'avant. Et pourtant - mauvaise foi ou erreur de jeunesse - toutes les semaines, je me suis accrochée à ces arguments comme à des convictions gonflables qui allaient enfin me sauver de la noyade. Le pire? Je suis à peu près sûre que je continue à faire ça en ce moment même.
Ce que j'aimerais leur dire? Au sujet A, que choisir une école, ça ferme des portes, mais ça en ouvre aussi ; et que les découvertes qu'elle va faire dans les prochaines années ne sont pas celles qu'elle imagine, et tant mieux! Au sujet P, que c'est la seule période de sa vie où il pourra se lancer les yeux fermés et avoir encore un semblant de filet, que la vie se chargera bien de lui mettre des entraves et de lui faire louper des occasions sans qu'il le fasse lui-même. Au sujet F - sans doute le plus proche de mes préoccupations actuelles, à quelques mois près - que ses problèmes n'en sont pas, et que je l'admire d'en faire autant, et que le jour où il arrivera à freiner la course assez pour regarder derrière lui, il sera vachement fier. Et à tous, que cette peur est un super bon signe : ça veut dire qu'on n'est pas (trop) un petit péteux de fils à papa bardé de pistons, ni un imbécile béat de naïveté mal placée, ni une feuille de salade.
Mais au moment de leur dire ça, j'ai un problème. Souvent j'aimerais bien que Scarlett débarque de mon futur, avec trois ans de plus, et me fasse part de ses conclusions. Mais je pense que je ne la croirais pas. Et même si je devais la croire, ça serait quand même dommage d'avoir un spoiler dans l'histoire la plus passionnante de ma vie :
comment j'ai fait pour me retrouver là, moi?